l'Election présidentielle de 1965 : "Les dessous d'une campagne" par François Broche
« Le ballottage était un blasphème, le second tour est un sursis. »
Pierre Viansson-Ponté
Chronologiquement, tout commence à Montbrison, sous-préfecture de la Loire, par un banquet organisé au stade couvert, le 17 novembre 1963. Neuf cents personnes assises y prennent part - auxquelles se joindront six cents sympathisants, qui resteront debout. La fine fleur de l'extrême-droite s'y est donné rendez-vous : Jean-Louis Tixier-Vignancour, Jean-Baptiste Biaggi, Jean-Marie Le Pen, François Brigneau, Alain de Lacoste-Lareymondie, Philippe Marçais… L'endroit n'a pas été choisi par hasard : Saint-Chamond, le fief d'Antoine Pinay, n'est pas loin.
Depuis que les Français se sont prononcés pour l'élection du chef de l'État au suffrage universel, le 28 octobre 1962, « le Président » [Pinay] apparaît comme le concurrent éventuel le plus crédible du Général. Il a une bonne image d'homme de gouvernement, qui a restauré les finances de la France et rendu confiance aux Français à deux reprises :en 1952-1953, puis en 1958-1959. Le grand homme de la droite modérée des années 50 et 60 pourrait, le cas échéant, faire une large union des antigaullistes, de la droite conservatrice à la gauche socialiste… Tixier l'apprécie : il prétend qu'ils se connaissent depuis Vichy et lui sait gré d'avoir rompu avec de Gaulle en 1960.
Comme toujours, Tixier exagère : Pinay a toujours gardé ses distances avec le régime du Maréchal, il a même aidé la Résistance et protégé des juifs, mais ne s'en est jamais vanté ; par ailleurs, s'il a quitté le gouvernement au début de 1960, il n'est nullement entré en opposition. Ainsi, quelques jours avant le banquet de Montbrison, il a fait savoir qu'il approuvait la politique économique et financière du gouvernement Pompidou.
L'avocat de Raoul Salan et du colonel Bastien-Thiry parle du combat qu'il mène depuis tant d'années pour « la liberté » : « Mon ami Antoine Pinay aurait pu mener ce combat, s'écrie-t-il, mais je constate que celui qui fut le défenseur du franc a approuvé les dépenses d'aide aux pays sous-développés et celles de la force de frappe ! » Dans ces conditions, l'orateur annonce qu'il sera candidat à la présidence de la République en décembre 1965. Tonnerre d'applaudissements.
L'invention de « Monsieur X »
À vrai dire, depuis deux mois déjà, il existe un autre candidat à l'Elysée. Mais ce n'est qu'une ombre, un fantôme, que l'on désigne par la plus anonyme des initiales : « Monsieur X ». Lancé par L'Express le 19 septembre 1963, il est né dans un quatuor de cervelles agiles : Jean-Jacques Servan-Schreiber, le patron, Françoise Giroud, la co-directrice, et leurs deux principaux adjoints, Jean Ferniot, co-rédacteur en chef et beau-frère de JJSS, et Georges Suffert, rédacteur en chef adjoint.
Ce dernier s'est fait l'écho, dans le courant du mois d'août, d'une rumeur : de Gaulle se proposerait d'organiser une élection présidentielle anticipée, souhaitant démontrer plus tôt que prévu qu'il était bien l'élu de la nation tout entière. Ferniot a rebondi sur cette rumeur, en constatant que la gauche n'a pas de candidat - ou qu'elle en a plusieurs, ce qui revient au même : Monnerville, le président du Sénat (qui a violemment pris position contre la réforme de 1962, en accusant le Général de « forfaiture ») ; Guy Mollet, le chef du parti socialiste (SFIO) ; et aussi Pierre Mendès France, François Mitterrand, Gaston Defferre… Aucun ne s'impose face aux autres… « Il n'y a qu'une solution, a suggéré Ferniot, il faut inventer un candidat ! » C'était peut-être une boutade, mais JJSS - congénitalement privé d'humour - s'est immédiatement approprié l'idée : « Nous l'appellerons Monsieur X », a-t-il décidé, faisant preuve d'une imagination bien digne d'un polytechnicien.
Encore faut-il convaincre l'opinion que « Monsieur X » n'est pas une créature de papier. Le talent de Ferniot va bientôt lui donner vie. Sous le titre « Monsieur X contre de Gaulle », il explique, dans L'Express du 19 septembre, qu'il s'agit d'un homme politique exemplaire : il possède une équipe dynamique, il a beaucoup d'amis dans le milieu, de très bonnes relations avec les dirigeants des grandes entreprises. De qui s'agit-il donc ? Les lecteurs sont invités à répondre. C'est plus qu'une devinette - plutôt un grand jeu auquel tous les Français sont conviés. Dix ans plus tôt, L'Express a été le principal vecteur du « mendésisme », mais PMF, farouche adversaire des institutions de la Ve République, a clairement annoncé qu'il ne serait jamais candidat à la magistrature suprême. Alors ? Quelques noms sont lancés : François Mitterrand, Maurice Faure, José Bidegain, le patron des « Jeunes patrons » (mais il n'a que 38 ans), et même le gaulliste Chaban-Delmas, qui n'a jamais eu, il est vrai, d'ennemis à gauche.
C'est Mitterrand qui, lors d'un déjeuner en janvier précédent, a convaincu JJSS que le meilleur adversaire du Général ne pouvait être que Defferre. Telle est également l'opinion d'une majorité des quelque 500 membres du Club Jean Moulin - dont Suffert est l'un des principaux animateurs - et du petit Club des Jacobins, animé par Charles Hernu, un proche de Mitterrand, qui organisera le 15 septembre à Saint-Honoré-les-Bains un « banquet des mille », où l'on débattra de la question du candidat unique de la gauche à l'élection présidentielle. Il faut admettre que « Monsieur X » a beaucoup de points communs avec le maire de Marseille. Avocat, responsable du parti socialiste clandestin et chef du réseau « Brutus » sous l'Occupation, il a pris en 1951 la direction du Provençal. Ministre de la Marine marchande et surtout de la France d'outre-mer en1956-1957, il est l'auteur d'une célèbre loi-cadre, qui permettra une décolonisation sans heurts de l'Afrique francophone. Il n'a jamais été ni président du Conseil ni chef de la SFIO - il n'est donc compromis ni avec le régime défunt ni avec un parti qui n'a pas très bonne presse depuis 1958. C'est un homme pondéré, dont la rigueur parpaillote se mâtine de chaleur provençale. On l'accuse parfois d'être intransigeant, voire cassant, d'avoir mauvais caractère : ces défauts pourraient, à l'occasion, se révéler d'excellentes qualités pour un chef d'État - ce n'est certes pas le Général qui soutiendrait le contraire…
Pour plus de sûreté, l'opération « Monsieur X » sera exécutée en accord avec lui. Elle comportera une première phase, durant laquelle le portrait le plus séduisant possible du candidat sera, chaque semaine, complété dans L'Express ; trois mois durant, le principal intéressé affirmera qu'il n'est au courant de rien, simulera l'étonnement, feindra l'indécision - ce qui ne l'empêchera nullement de se faire soumettre tous les articles à paraître et de les corriger de sa main…
« Monsieur X » ? Defferre ou … de Gaulle ?
Lors d'un voyage dans le Sud-Est, le Général se décide à évoquer la question de sa propre candidature : « L'essentiel pour moi, ce n'est pas ce peut penser le comité Gustave, le comité Théodule ou le comité Hippolyte (allusion aux participants du « banquet des mille »), c'est ce que veut le pays, déclare-t-il à Orange le 25 septembre. J'ai conscience de l'avoir discerné depuis vingt-cinq ans. Je suis résolu, puisque j'en ai encore la force, à continuer encore à le faire. » Quoi de plus naturel, après tout, s'il souhaite inaugurer lui-même la réforme qu'il a fait adopter par le pays l'année précédente ?
Le 10 octobre, L'Express publie la première interview de « Monsieur X », Defferre en corrige les épreuves. Qui est « Monsieur X » ? Comme il arrive souvent, Le Canard enchaîné vend la mèche : « Ce Monsieur X, c'est l'homme au masque Defferre ? », titre-t-il. Deux jours plus tard, dans Paris-Match, sous le titre « Comment s'engage la lutte au couteau », Raymond Tournoux prophétise : « Face à de Gaulle, vieil homme devenu soudain bonhomme, l'opposition réclame un homme et un milliard - l'homme, un seul nom : Gaston Defferre ; le milliard : une quête populaire. » À quoi Ferniot a beau jeu de répondre : « N'est candidat que celui qui a fait acte de candidature. M. Defferre ne l'a pas fait. » Le 24 octobre, Ferniot pose cette question : « Le mouvement d'opinion est-il suffisant ? »
Pour l'instant, il y a au moins un homme que l'éventuelle candidature du maire de Marseille n'enthousiasme guère : c'est Guy Mollet. Non qu'il soit lui-même candidat à la candidature, mais il entend s'en tenir au texte de la motion votée par le 54e congrès de la SFIO : le parti socialiste décidera, le moment venu, s'il présente un candidat. Le parti socialiste, non L'Express. Guy Mollet est plutôt partisan de désigner un homme qui n'appartienne pas à la SFIO. Depuis plusieurs mois, il répète à qui veut l'entendre qu'il faut choisir « un porte-drapeau national, sans passé politique, qui deviendra le symbole d'un nouveau régime démocratique : une sorte de docteur Schweitzer ». En réalité, il songe à deux intellectuels très engagés à gauche : l'écrivain Jean Guéhenno et l'universitaire Albert Châtelet - qui a déjà affronté de Gaulle lors de l'élection présidentielle de décembre 1958 (où il a obtenu un peu plus de 8 % des voix). Guy Mollet pressent que le choix de Defferre entraînerait la fin de son règne à la tête de la SFIO et il n'y est nullement résigné…
Le 18 novembre, au lendemain du banquet tixiériste, Gaston Defferre est interrogé par les étudiants de l'École des Sciences économiques et sociales (ESSEC) : « Qui est donc ce Monsieur X ? », lui demande-t-on. Il s'efforce de ne pas esquiver la difficulté :
"Être président de la République, c'est assumer de très lourdes responsabilités. J'ai la prétention d'être un bon maire. Je crois avoir été un ministre acceptable. Mais avant de décider d'être candidat à la présidence de la République, il faut réfléchir longuement. J'ai commencé à y réfléchir. J'en ai non seulement le droit, mais le devoir. Je dois vous dire que je n'ai pas encore donné de réponse à cette question, qui est une question grave".
La seule certitude, pour le moment, c'est qu'il ne dit pas « non ». Estimant que le suspense a assez duré, ses amis le pressent de se déclarer. L'occasion lui est fournie par la réunion, le 18 décembre, du comité directeur de la SFIO. Entré en accusé dans les locaux de la place Malesherbes (certains, tels Guy Mollet et Claude Fuzier, le soupçonnent de préférer « l'ouverture au centre » à l'alliance avec le PCF), il en ressort candidat putatif. Ses amis (Chandernagor, Gazier, Leenhardt…) ont chaleureusement plaidé sa cause, faisant valoir que seule une « alternative socialiste » peut mettre fin au gaullisme et que, puisque Guy Mollet n'est pas candidat… Guy Mollet, renfrogné, évite l'affrontement. Il demande seulement que la décision soit différée - et il obtient gain de cause : un congrès extraordinaire du parti, convoqué pour le début de février, prendra position.
Defferre n'attend pas jusque là : le 12 janvier 1964, il expose à Marseille son programme de candidat à l'Élysée, annonçant qu'il ne négociera pas avec le parti communiste, qu'il rejette toute idée de « programme commun », mais qu'il acceptera les voix communistes. Comment, dans ces conditions, s'étonner que les communistes l'accusent aussitôt de « faire le jeu du pouvoir gaulliste » ? D'autant qu'à quelques nuances près, le candidat socialiste adhère pleinement à la conception « présidentialiste » que le Général s'apprête à développer dans sa fameuse conférence de presse du 31 janvier 1964 - au point que René Capitant, chef de file des « gaullistes de gauche » de l'UDT, n'hésite pas à écrire dans Notre République : « Mes amis voteraient probablement pour M. Defferre si le général de Gaulle n'était pas candidat. » Or celui-ci répondra - non sans malice - à un journaliste, lors de sa conférence de presse :
"Vous m'avez demandé, Monsieur, ce que je ferai dans deux ans. Je ne peux pas et je ne veux pas vous répondre. Alors, comme ça, pour vous, « Monsieur X », ce sera le général de Gaulle !"
Defferre apprécie la pirouette en connaisseur - un Defferre que le congrès socialiste réuni à Clichy autorise à se réclamer du parti comme candidat, mais qui ne sera appuyé que très mollement par les « molletistes » (« C'est Marius qui veut remplacer César », ricanent les petits camarades). Un Defferre qui a sans doute raté - par pusillanimité ? - une chance en refusant de renverser la direction du parti à son profit. Installé place de l'Opéra, le « Comité national Horizon 80 » - ainsi a été baptisée l'équipe soutenant sa candidature, le « comité Gaston », en quelque sorte - ne comprend aucun homme de l'appareil socialiste. En revanche, on y trouve des syndicalistes CFTC, des « clubistes », des jeunes patrons. Tournées, conférences de presse, interviews, le candidat mène une campagne dynamique, à l'américaine. Les premiers sondages sont prometteurs : Defferre recueille 24 % d'opinions favorables, contre 42 % au Général.
Ces mêmes sondages n'accordent que 5 % des suffrages au candidat de l'extrême-droite, qui déclare se situer « entre de Gaulle et Moscou ». Il possède pourtant un brain trust d'une redoutable efficacité, animé par le bouillant Jean-Marie Le Pen. Une « Association nationale Tixier-Vignancour » (en abrégé : « TV ») est créée, sous la présidence de l'ancien député d'Alger Philippe Marçais ; elle dispose d'un réseau de militants dévoués et convaincus dans tous les départements. Le candidat commence à tourner en province à la fin de mai ; son premier meeting a lieu à Marseille, fief de son « principal concurrent » du moment et capitale des rapatriés d'Algérie, son électorat naturel. C'est un succès : Tixier fait acclamer Georges Bidault, alors exilé au Brésil, et huer Gaston Defferre, « candidat du sous-gaullisme ». Mais, très vite, il s'est heurté à un sérieux écueil : s'il veut obtenir plus des 5 % qui lui sont prédits, il lui faut élargir sa base électorale.
À droite, la cote d'Antoine Pinay est au plus haut. En décembre, il a déjeuné avec Guy Mollet, qui lui a assuré que si Gaulle était mis en ballottage, il ne se présenterait pas au second tour - mais Pinay est d'un avis différent. En janvier, il reçoit l'un de ses plus ardents partisans, Jacques Isorni :
"Cher ami, lui explique-t-il, dans ce genre de compétition, il faut partir le plus tard possible. Comme dans l'Évangile, les derniers seront les premiers. Isorni est agréablement surpris : ainsi « le Président » ne dit pas non… Comme l'avocat du Maréchal le presse de se déclarer, Pinay lui répond qu'il se réserve « pour la chute du Général »" :
"Il y aura alors du sang, prédit-il, et je serai le seul à pouvoir réconcilier les Français. On viendra me chercher."
Le contexte lui est éminemment favorable : les élections cantonales de mars sont un succès pour la gauche ; le Général est opéré de la prostate en avril et, à son âge (73 ans et demi), nul ne peut assurer - à part le professeur Aboulker, qui l'a opéré - qu'il n'y aura pas de suites. La stratégie de Pinay est claire : ne pas se presser, laisser croire qu'il « n'ira pas » mais ne pas décourager ses amis, tout faire pour que l'on continuer à parler de lui. Il faut reconnaître que cela marche. L'ombre de Monsieur Pinay prend le relais du fantôme de « Monsieur X ».
Defferre renonce
Cela dit, il va être très dur d'occuper les dix-huit mois qui restent avant l'échéance, Le 9 juin 1964, le sénateur André Cornu annonce sa candidature : quelle mouche a piqué cet ancien - et très terne - secrétaire d'État aux Beaux-Arts, membre de l'Institut et beau-père de Claude Gallimard ? La nouvelle fait quelques lignes dans la presse, son effacement quelque temps plus tard ne sera même pas annoncé. En novembre suivant, Georges Pompidou assure : « La succession du général n'est pas ouverte et ne le sera pas de sitôt. » Mais qui peut dire, un an avant - à commencer par le principal intéressé -, si de Gaulle sera ou non candidat le 5 décembre 1965 ?
En recevant, au début de janvier, la presse accréditée à l'Élysée, le Général lance, sur le mode narquois qu'il affectionne : « On ne s'ennuiera pas en 1965 ! » Deux mois plus tard, sa prédiction commence à se vérifier : aux municipales de mars, la majorité essuie de retentissants échecs. Triomphalement réélu à Marseille, Gaston Defferre développe son idée d'une « Fédération » regroupant les partis et les clubs et s'ouvrant aux centristes du MRP. Jean Lecanuet, leur président, manifeste son intérêt, mais Mollet et Mitterrand ne sont guère enthousiastes : « Defferre nous emmène à droite ! », clame le journaliste Claude Estier, un proche de Mitterrand.
Le 25 avril, la presse rend compte d'un « non événement » : une fantomatique « Convention nationale libérale », animée par quelques notables opposés à la politique algérienne du général de Gaulle (Jean-Paul David, Claude-Henri Leconte, Jacques Isorni) désigne Pierre Marcilhacy comme candidat à la présidence. Du haut de ses 203 centimètres, le sénateur non inscrit de la Charente a beau jeu de se proclamer « au-dessus des partis » : il ne représente que lui-même et une poignée d'amis et ne se fixe pour objectif que de faire entendre « une voix non partisane » et de « servir son pays ». Un programme aussi creux lui vaudra tout de même plus de 400.000 voix !
Lors du congrès socialiste de Clichy, en juin, Guy Mollet porte le coup fatal au projet de « Fédération »,. Avec ses amis, il met lourdement l'accent sur la laïcité, la nationalisation des banques d'affaires, la réintégration du PC dans la vie politique - toutes choses qu'il sait contraires aux engagements pris par Defferre à l'égard de ses partenaires et inacceptables pour Lecanuet et ses amis (Jacques Duhamel, Pierre Abelin, Joseph Fontanet). En bon radical, Maurice Faure tente une conciliation : un « Comité des 17 » est constitué avec les centristes, mais le désaccord persiste. Le 17 juin, les « 17 » remettent à la presse un communiqué qui constate le décès de la « Fédération », « faute d'être parvenus à un accord assez large pour réaliser une formation politique unitaire ».
Huit jours plus tard, Defferre tire les conséquences de cet échec, en renonçant à sa candidature : « Il ne peut être question pour moi, explique-t-il, de lancer un appel au peuple contre les partis politiques. » Guy Mollet triomphe : le MRP est exclu d'un regroupement « démocrate et socialiste », Defferre est balayé, il n'y aura pas de candidature socialiste à l'Élysée. À gauche, il ne reste plus, à présent, que deux candidats possibles : Maurice Faure et François Mitterrand. Le premier commence par prononcer un mot comme on les aime dans le Midi : « L'événement se rapproche de moi. » Le second ne dit rien, mais il agit en secret - c'est dans sa manière. À la fin de juin, il rencontre le représentant personnel de Waldeck Rochet (qui a succédé à Maurice Thorez en mai 1964), l'avocat Jules Borker. Ils évoquent une éventuelle candidature unique de la gauche. Les récents sondages n'accordent pas plus de 10 % à Waldeck Rochet ; dans ces conditions, il n'est pas question que le PC présente de candidat. Il appuiera donc celui qui rejettera l'alliance centriste : Mitterrand pourrait être cet homme-là plus sûrement que le président du parti radical. Les conversations se poursuivent en juillet.
Pendant ce temps, Maurice Faure discute avec Lecanuet et ses amis : « Tu peux être le dénominateur entre les socialistes et les centristes », lui assurent-ils. Mais l'hypothèque Pinay n'est pas levée et, tant qu'elle ne le sera pas, Maurice Faure n'aura pas foi dans son étoile. Depuis son « ermitage » de Saint-Chamond, « le Président » entretient toujours le doute sur ses intentions : « Je ne souhaite pas me trouver dans l'obligation de me présenter, déclare-t-il à Serge Groussard, venu l'interviewer pour l'Aurore. Mais, en cas de circonstances exceptionnelles, si l'opinion m'appelait, je ne me déroberais pas. » La bonne traduction de ces propos un peu alambiqués est : je veux bien être candidat, mis pas contre de Gaulle. Mais il est sûr que celui-ci ne se déclarera qu'« à minuit moins une »…
Dans l'entourage du Général, on s'interroge. Mme de Gaulle ne cache pas son hostilité à un second mandat : « Ne le poussez pas à rester, dit-elle à Pierre Lefranc. C'est un mauvais service à lui rendre. Il a bien mérité de se reposer. » De Gaulle se livre peu : il s'est contenté de confier, le 6 avril, au président et au bureau de l'Assemblée nationale, qu'il comptait se représenter. Le 6 juin, il confie à son aide de camp, François Flohic - qui le pousse à être candidat - que, s'il ne se représentait pas, il n'y aurait que deux candidats possibles : Pompidou et Couve de Murville. Le Général est partagé entre deux motivations puissantes : se retirer pour écrire la suite de ses mémoires ou continuer parce que les institutions sont encore fragiles et qu'elles risqueraient de ne pas survivre à son départ.
Contrairement à l'été 1964, l'été 1965 est fertile en événements : une « tournée des plages » de Tixier-Vignancour, qui fait accourir des foules réjouies par les boutades et les coups de griffe du célèbre avocat (mais seront-elles aussi empressées à glisser un bulletin à son nom dans les urnes ?) ; deux interviews d'Antoine Pinay, l'une dans l'Express, annonçant qu'il pourrait être candidat « si la réélection de De Gaulle tournait au plébiscite », l'autre dans le Daily Telegraph, où il assure que « cela ne (l)'intéresse pas d'être candidat contre de Gaulle » ; enfin, une conférence de presse du Général, le 9 septembre, qui refuse de dire s'il sera candidat (mais il ne dit pas qu'il ne le sera pas).
Le même jour, c'est François Mitterrand qui crée l'événement.
Mitterrand et Lecanuet se déclarent
La veille, Guy Mollet a posé la question de confiance au comité directeur de la SFIO : Maurice Faure ou Mitterrand ? Sur 44 membres, un seul se prononce pour le président du parti radical, qui n'a plus qu'à se retirer sur la pointe des pieds. Le même jour, Guy Mollet confie à Paris-Presse qu'il souhaite que Pinay soit candidat et que, si, d'aventure, il reste en lice au second tour contre de Gaulle, la gauche le soutiendrait. C'est un scoop de taille, mais qui n'ébranle pas Pinay ; c'est décidé : il ne sera pas candidat.
Mitterrand manœuvre avec une extrême prudence : le 7, il a rencontré Defferre, qui lui a donné son aval, et Daniel Mayer, président de la Ligue des droits de l'Homme, qui aurait la préférence du petit PSU mais n'a aucune chance de rallier la SFIO - Mitterrand négocie son retrait sans difficulté. Le 9 - le jour de la conférence de presse du Général - il déjeune à « la Palette », boulevard Montparnasse, avec quelques proches (Estier, Hernu, Georges Dayan), auxquels se joignent plusieurs responsables politiques et syndicaux. C'est là, entre la poire et le fromage, qu'il rédige une déclaration de candidature de 25 lignes, dont tous les termes ont été pesés. Mitterrand est lancé. Le lendemain, la « Fédération de la Gauche démocrate et socialiste » (FGDS) est constituée ; elle regroupe la SFIO, le parti radical et les clubs de la « Convention des institutions républicaines ». le 23, le candidat de la FGDS reçoit le soutien du PCF : il est désormais le candidat de l'ensemble de la gauche.
À droite, un nouveau candidat a surgi : Paul Antier, un ancien ministre de l'Agriculture, président du petit « parti paysan », proche du Centre national des Indépendants. Mais il ne parviendra pas à susciter l'intérêt de l'opinion (jusqu'à son retrait en faveur de Jean Lecanuet, en novembre). À droite encore, Pinay continue de jouer les divas : le 14 septembre, il a reçu, boulevard Suchet - en principe secrètement - la visite de Lecanuet et de Maurice Faure et de leurs amis. Durant deux heures, ils tentent de lui démontrer que seul le « mythe Pinay » est en mesure de l'emporter sur le « mythe de Gaulle » ; ils ne lui arrachent aucun accord. « Si Pinay ne veut pas se présenter, avance Pierre Abelin, peut-être cautionnera-t-il une candidature démocrate. » Des noms circulent : Gaston Monnerville, Émile Roche, le président du Conseil économique et social, Louis Armand, Pierre Sudreau, qui a quitté le gouvernement en octobre 1962 car il n'approuvait pas la réforme constitutionnelle ; on murmure que les deux derniers seraient intéressés.
Le 13, court-circuitant une hypothétique candidature de Louis Armand, Lecanuet annonce :
"S'il le faut, je me sacrifierai et je suis prêt à le déclarer publiquement."
La journaliste Michèle Cotta donnera une subtile explication de ce « sacrifice » :
« Certes, il a peur de se lancer dans une entreprise sans issue. Mais l'occasion est inespérée : jusqu'ici, il est un parlementaire de deuxième zone. Son nom n'est pas connu. Il a peu de chances d'émerger sans un coup d'éclat. En même temps, c'est un homme qui a confiance en lui. Il a généralement réussi assez brillamment dans ses diverses entreprises : ses études, sa guerre, son mariage, les cabinets ministériels auxquels il a participé, la présidence du MRP (…). Pas d'échec. Pourquoi ne pas tenter de forcer la chance ? »
Une chance à laquelle bien peu croient vraiment : le milieu politique, la presse le donnent en quatrième position au premier tour, derrière Tixier-Vignancour ; Le Monde titre : « Le candidat pris au piège ». Nullement ébranlé, il démarre sa campagne le 29 octobre. Il dispose très vite de moyens importants, de concours actifs, de dévouements appréciables. Michel Bongrand, dont l'agence de relations publiques a lancé James Bond, se charge de son image de marque. En quelques jours, le candidat impose un style nouveau, « à l'américaine » : jeunesse (il a 45 ans), dynamisme, large sourire (ses ennemis le baptisent « Dents blanches »). Il se présente comme le candidat de l'avenir, refusant de se perdre dans de stériles querelles avec le gaullisme et la gauche, employant toute son énergie à « faire l'Europe ». Il se définit comme « démocrate, social et européen » - une triple étiquette qui fait mouche et lui vaudra, tout au long de sa campagne, un public nombreux, jeune, enthousiaste.
Le Général est candidat !
C'est seulement le 4 novembre, jour de la Saint-Charles, que le Général se décide à mettre fin au plus grand suspense de la campagne : « Jusque là, raconte Pierre Lefranc, nous n'avions aucune certitude sur ses intentions. » Son allocution télévisée est enregistrée le matin à l'Élysée dans le plus grand secret ; elle est diffusée le soir à 20 heures. Il annonce qu'il sera candidat, « convaincu qu'actuellement, c'est le mieux pour servir la France » :
"Que l'adhésion franche et massive des citoyens m'engage à rester en fonction, l'avenir de la République nouvelle sera décidément assuré. Sinon, personne ne peut douter qu'elle s'écroulera aussitôt et que la France devra subir - mais, cette fois, sans recours possible - une confusion de l'État plu désastreuse encore que celle qu'elle connut autrefois. (…) En élisant le Président de la République, il vous sera donné de fixer en conscience, par-dessus toutes les sollicitations des tendances partisanes, des influences étrangères et des intérêts particuliers, la route que va suivre la France. (…) Ainsi, devant tous les peuples, le scrutin historique du 5 décembre 1965 marquera le succès ou le renoncement de la France vis-à-vis d'elle-même."
« Moi ou le chaos », traduit la presse du lendemain. Quant aux trois rivaux déclarés du Général, ils réagissent avec une sérénité de circonstance : « Eh bien, c'est fait ! Le général de Gaulle a choisi le meilleur candidat gaulliste, c'est-à-dire le général de Gaulle. » (Mitterrand) ; « Je suis confirmé dans ma résolution » (Lecanuet) ; « J'ai heureusement prévu cette heure depuis longtemps et je ne suis pas comme le lièvre du bon La Fontaine » (Tixier-Vignancour). Ce qu'ils ne savent pas encore, c'est que de Gaulle se refuse à faire campagne - tout en consentant à la réactivation de l'« Association pour le soutien du général de Gaulle », animée par Pierre Lefranc, qui assurera un minimum de propagande, notamment par le truchement de ses comités départementaux.
Quelques jours plus tard, un curieux personnage annonce à son tour sa candidature. Ancien député à la Constituante de 1945-1946, père de seize enfants (nés de deux lits), il se nomme Marcel Barbu. En 1941, il a fondé à Valence la première « communauté de travail », inspirée de l'expérience de l'école des cadres d'Uriage, et, à la Libération, un éphémère « Rassemblement communautaire français » ; ancien artisan, il s'est enrichi dans la fabrication des boîtiers de montres étanches, avant de se lancer dans un combat contre « l'inertie administrative » et « l'arbitraire des gens au pouvoir ». Il dirige en banlieue parisienneune« Association pour la construction et la gestion immobilière de Sannois » (ACGIS), où s'activent des permanents qu'il appelle ses « gaillards ». Le 9 novembre, il décidede saisir l'opportunité de l'élection présidentielle pour faire connaître ses idées. En quelques jours, les « gaillards » recrutent la centaine de parrainages exigée par la Constitution. L'ineffable Barbu, qui se baptisera lui-même « le candidat des chiens battus », aura droit, comme les autres candidats à deux heures d'antenne.
La campagne pour le premier tour ; le Général en ballottage
Dix jours plus tard, deux candidats apparaissent pour la première fois sur le petit écran. Le hasard du tirage au sort veut que ce soient les deux plus pittoresques : Tixier et Barbu.
Dès ses premiers mots, Txier se coule. Il décrit l'état de la France en 1965 en partant de deux faits divers récents : des enfants ont été dévorés par des rats ; une vieille femme est morte de froid… On ne voyait pas ça au temps du « bon roi Henri »… Il rate complètement son effet : la France n'est peut-être pas un pays de cocagne, mais il est évidemment ridicule et déplacé de la réduire à cette vision misérabiliste ! C'est le premier enseignement de la campagne : Tixier, tribun de prétoire, passe mal au petit écran. Dans L'Express, François Giroud se fait un plaisir de tirer sur cette ambulance : « Hier, M. Tixier-Vignancour nous a parlé de Henri IV avec la tête de Ravaillac », écrit-elle. Son ami Le Pen, consterné, en rajoute : « Sa hure ne passe pas à la télévision. »
En revanche, Lecanuet se montre d'emblée excellent : il est précis, incisif, raisonnable, parlant un langage qui plaît à beaucoup d'électeurs ; il prône la réconciliation nationale, offre à la fois la continuité et le changement. De son côté, un peu pompeux et embarrassé dans sa première prestation, Mitterrand gagne vite de l'assurance et séduit, sans difficulté, l'ensemble de la gauche. Ces voix de l'opposition, qui se font entendre sur les ondes de la radio et de la télévision, agissent sur l'opinion comme une sorte d'électrochoc - d'autant que le Général se refuse à mêler sa voix aux leurs : « Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit aux Français, confie-t-il. Vous me voyez parlant avant ou après M. Barbu ? »
Non, bien sûr, mais le résultat de cette abstention s'inscrit dans les sondages : le Général était à 66 % au début de la campagne, il passe à 61 puis à 57 % le 22 novembre - et le mouvement s'accélère. Simultanément, Mitterrand et Lecanuet progressent de façon spectaculaire : l'un est à 27 %, le second déjà à 15. Le 24 novembre, de Gaulle est à 50 %, ce qui laisse prévoir le ballottage. Les ministres se réunissent chez Michel Maurice-Bokanowski : « Nous entrons dans la danse », annonce Roger Frey. Puisque le Général ne veut pas parler, les ministres vont le faire à sa place. Successivement, Valéry Giscard d'Estaing, Pierre Messmer, Jean Foyer, Jacques Marette et Alexandre Sanguinetti interviennent. Finalement, ébranlé par les adjurations de son entourage - et sans doute par le sondage IFOP du 27 novembre, qui le donne à 46,5 % -, de Gaulle annonce qu'il parlera le 30 novembre : « S'il faut mordre, je mordrai », promet-il à Pompidou.
Sa prestation est décevante : il dépeint ses concurrents comme des « champions de la décadence » ne rêvant que de remettre en selle « le régime d'antan ». L'argument porte peu, car les principaux candidats condamnent, eux aussi, les errements de la Quatrième. Mais surtout il apparaît fatigué, blafard : « Mauvais éclairage, mauvais angle de prise de vues, écrit Pierre Viansson-Ponté, quel contraste avec celui qui l'a précédé dans l'émission, le vif, l'ardent, le beau Jean Lecanuet ! » Lors de la dernière émission, le vendredi 3 décembre, où chaque candidat parle huit minutes, le Général se contente, après un bref bilan de tout ce qu'il a apporté à la France, d'évoquer les brillantes perspectives qui s'ouvrent devant elle si elle lui renouvelle sa confiance.
Las ! les derniers sondages confirment le ballottage : 43 % pour de Gaulle, 27 % pour Mitterrand, 20 % pour Lecanuet, 7,5 % pour Tixier.
Le 5 décembre, malgré un temps maussade, les Français votent en masse (il n'y aura que 15 % d'abstentions). Pour la première fois, dès 20 heures, Europe 1 et l'IFOP, sur la base des résultats de 300 bureaux de vote soigneusement sélectionnés, donnent une première approximation - une « fourchette » - qui s'affine rapidement : de Gaulle n'atteint pas - loin s'en faut - les 50 %, Mitterrand est à plus de 30 %. C'est le ballottage. Peu avant 22 heures, les résultats sont proclamés :
Charles de Gaulle : 10 828 521 voix (44,7 %)
François Mitterrand : 7 694 005 voix (31,8 %)
Jean Lecanuet : 3 777 120 voix (15,6 %)
Jean-Louis Tixier-Vignancour : 1 260 208 voix (5,2 %)
Pierre Marcilhacy : 415 017 voix (1,7 %)
Marcel Barbu : 279 685 voix (1,1 %)
« Une élection, même présidentielle, n'est pas un referendum, écrit Jacques Fauvet dans le Monde du 7 décembre. Le Général a voulu l'ignorer. Il le paie aujourd'hui. » De Gaulle n'a jamais aimé Fauvet, mais, ce jour-là, en son for intérieur, il sait que le directeur politique du Monde a raison.
La campagne pour le second tour ; le Général « en pyjama »
À Colombey, la soirée est sinistre. Le Général se tait. Au téléphone, Etienne Burin des Roziers confirme le ballottage. De Gaulle lui annonce qu'il va rester à la Boisserie le lendemain « pour réfléchir ». Le lundi matin, il téléphone à Pompidou, qui a près de lui Louis Joxe et Alain Peyrefitte. Le Premier ministre lui demande de poursuivre le combat ; comme le Général lui paraît peu enclin à l'écouter, il passe le combiné à Joxe, à qui de Gaulle annonce qu'il va se retirer. Peyrefitte intervient à son tour, parle chiffres, marge de manœuvre, déplacement de voix. De Gaulle ne dit plus rien. Peyrefitte a le sentiment qu'il est ébranlé. Le même jour, Jacques Vendroux se rend à la Boisserie ; il exhorte son beau-frère à se maintenir. Le Général rentre à Paris le mardi matin, lit la presse étrangère et surtout une note de François Goguel, où le secrétaire général du Sénat explique que, dans le nouveau système constitutionnel, le ballottage est inévitable, qu'il correspond aux « primaires » américaines et qu'il n'empêche nullement le Président élu au second tour d'être l'élu de tous les Français. Cette argumentation achève de le décider. Le 8, il ouvre le conseil des ministres par d'étonnantes confidences : « Je me suis trompé. C'est moi et moi seul qui ai confondu élection et referendum. Je mentirais si je disais que je n'ai pas été atteint. » Les ministres sont ravis de constater qu'il a retrouvé son dynamisme : « Bien entendu, je me maintiens », annonce-t-il sans aucun commentaire.
Conformément à la Constitution, le second tour est limité à un duel entre les deux candidats les mieux placés. Pour l'entourage du Général, il n'est plus question de commettre la même erreur qu'avant le premier tour : il doit descendre de son Olympe, il doit répondre aux questions qui préoccupent les Français, en particulier ceux qui ont voté Lecanuet. Michel Debré et surtout Georges Pompidou pèsent de toute leur influence et convainquent le Général ; Peyrefitte, Burin des Roziers, Gilbert Pérol, le chef du service de presse de l'Élysée, étudient des plans de campagne ; Pierre Lefranc et ses comités départementaux font du forcing en province. Chacun a désormais acte de l'importance de la télévision : Peyrefitte songe à une interview du Général par Jacqueline Baudrier, rédactrice en chef du « Journal parlé » de l'ORTF, mais Pérol emporte le morceau en avançant le nom de Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro littéraire, qui éditorialise à la télévision dans l'émission « À propos ».
De Gaulle l'apprécie ; il accepte de le recevoir ; un bout d'essai est enregistré. Le 13 décembre, deux dialogues sont tournés dans la matinée, un troisième dans l'après-midi. Le résultat est stupéfiant : la verve du Général fait merveille : « Les Français découvrent sur leurs petits écrans, écrivent Pierre Sainderichin et Joseph Poli, un de Gaulle qu'ils ne soupçonnent pas, allègre, bonasse, plein d'alacrité, l'œil et le style pétillants, redoutable dans sa rouerie malicieuse. Un numéro éblouissant, diaboliquement exécuté. » (Histoire secrète d'une élection, Plon, 1966) L'entourage est ravi : le Général se montre clair, simple, convaincant - et pourtant il n'est guère content de lui-même :
"Vous m'avez fait mettre en pyjama devant les Français, dit-il à Georges Galichon, son directeur de cabinet (Dans C'était de Gaulle, Peyrefitte raconte qu'après le conseil du 8, de Gaulle lui a lancé : « Vous voudriez que je parle aux Français en pyjama. »)
À Michel Droit, à la fin des tournages, il a confié qu'une fois lancé, il continuerait bien à « jaspiner comme ça pendant plusieurs heures » ! L'opération est un succès : le 17 décembre, un sondage lui attribue 55 % des voix. Dans Le Figaro Jacques Faizant dessine une petite Marianne sur les genoux de Grand-Père Charles : « Ah, si tu m'avais toujours parlé comme a, gros bêta ! », soupire-t-elle.
Pendant ce temps, dans son appartement-QG de la rue Guynemer, François Mitterrand croit de plus en plus à ses chances. Il a rassemblé toute la gauche, il lui faut maintenant rassembler tous les « républicains ». Il compte beaucoup sur les électeurs de Lecanuet, qui est désormais en butte à de très fortes pressions en sens contraire. Le candidat centriste ne se désistera pas pour Mitterrand, mais annoncera, le 16 décembre : « Je ne voterai pas pour le général de Gaulle et je demande à mes électeurs de ne pas voter pour lui. » Tixier-Vignancour, lui, n'hésite pas à faire voter Mitterrand et l'on peut penser que l'antigaullisme farouche de ses électeurs - flatté par d'habiles sous-entendus émanant de la rue Guynemer annonçant une amnistie générale pour le cas où… - est venu massivement appuyer, le 19 décembre, celui qui apparaît maintenant comme le principal adversaire du Général.
Mais l'avance du Général est trop forte : au soir du 19 décembre, il recueille 12 643 527 voix (54,5 % des voix) et Mitterrand, 10 553 985 (45,5 %). « Ce qui est étrange dans ce pays, plaisante Gaston Defferre, c'est que tous les Français sont antigaullistes, sauf les électeurs ! » Le Général reste à l'Élysée, mais ses adversaires ne se tiennent nullement pour battus. Jacques Fauvet, prophétise dans Le Monde : « La belle devrait se jouer au printemps 1967. » Tout sera à refaire pour le rendez-vous des législatives. Mais, cette fois, le Premier ministre sera en première ligne.